J’ai cru comprendre qu’il était souhaitable pour un apprenti de traiter, à l’occasion de sa première planche sociale, un thème qui lui tenait à cœur ; en référence soit à son métier, soit à une passion, ou encore à une réflexion…
Il m’a donc semblé intéressant de vous parler autour du questionnement qui oriente mon existence depuis de nombreuses années. Cela me permettra d’évoquer à la fois mon métier, ma réflexion, et ma passion pour cette recherche.
Mon thème sera donc : l’équilibre intérieur ; ou plutôt : ‘réflexion autour d’un chemin possible vers l’équilibre’ ; équilibre individuel bien sûr mais aussi collectif, puisque les deux évoluent ensemble, par interactions.Parler d’équilibre sous entend un questionnement préalable concernant le déséquilibre auquel il s’agit de renoncer.
Mais je ne vais pas commencer immédiatement l’exposé ; je vais vous inviter présentement à vivre une « installation » avant d’aborder verbalement le sujet.
Ne soyez pas inquiets, c’est pour votre bien-être, et aussi pour vous permettre ensuite une meilleure compréhension de mon propos.
Asseyez vous donc confortablement, de préférence avec les deux pieds posés au sol, les mains en détente sur vos cuisses (dans la position qui vous convient). Laissez vos paupières se relâcher sur vos globes oculaires, afin de vous intérioriser, de revenir à vous-mêmes. Accueillez votre état présent, aujourd’hui vendredi 12 janvier 2007, dans ce temple et dans cette loge : comment vous sentez-vous ? Physiquement, mentalement, émotionnellement…
Après ce petit bilan personnel, je vous propose maintenant d’accueillir le contact de vos pieds sur le sol (il est possible de les faire bouger dans vos chaussures, si cela vous aide à en sentir les contours, ainsi que les zones d’appui au sol) ; accueillez ensuite les points de contact de votre corps sur le fauteuil où vous êtes assis : l’arrière des cuisses, les fessiers, le dos ; peut-être même la tête pour certains. Sentez tout votre corps posé, et n’hésitez pas à soupirer profondément ou à souffler pour avoir la sensation de relâcher votre corps sur ses appuis. Si les épaules sont un peu tendues vous pouvez les hausser légèrement puis les relâcher à nouveau. Les bras et les mains sont détendus, accueillez le contact des mains là où elles sont posées. Sentez l’équilibre de la tête sur les épaules, sans tensions ; desserrez les dents, relâchez la langue au fond de la bouche ; laissez le front, et les paupières se lisser. Sentez tout votre corps ; et accueillez votre respiration, telle qu’elle est là maintenant : son rythme, sa régularité ; le passage de l’air dans les narines, le mouvement du thorax.
Puis, tout en restant présents à vous-même, accueillez maintenant les sensations plus extérieures : l’air sur votre peau, les bruits de la maison ou de la rue, les odeurs éventuelles, laissez vos mains caresser la surface où elles se trouvent ; puis ouvrez les yeux en cillant et accueillez la lumière, les ombres, les couleurs…, la pièce, les personnes présentes. Comment vous sentez vous maintenant ? Accueillez votre état : physique, psychique. Vous pouvez bien sûr vous étirer, si vous en éprouvez le besoin.
Qu’est ce que je vous ai fait faire là, et pourquoi ? : En vous proposant de « sentir » (votre corps, ou ce qui vous entourait), et non plus de « penser », je vous ai permis de reposer votre mental, et ainsi de pouvoir mieux vous concentrer maintenant sur le sujet.
En effet, pendant que vous étiez dans vos sensations (somesthésiques-du corps-, ou sensorielles – des cinq sens-), c’est l’arrière de votre cerveau qui fonctionnait, vous étiez dans la réceptivité : c’est l’activité première du cerveau, celle de l’enfant qui vient de naître et qui découvre le monde autour de lui. Dans cet état de réceptivité il n’y a pas de pensées parasites, ni de jugements ; simplement des sensations.
L’autre grande fonction du cerveau est l’émissivité, c’est ce qui nous permet de retrouver mentalement des sensations vécues, de créer des images mentales, de penser donc, et d’exprimer ces pensées.
Le problème de l’être humain est que la fonction émissive du cerveau a tendance à devenir prédominante : « je pense donc je suis ». Nous perdons petit à petit notre capacité à être en réceptivité, nous n’arrêtons pas de penser : en marchant, en mettant nos chaussures, en fermant notre porte à clé ( à qui n’est-il jamais arrivé de se demander s’il avait bien fermé sa porte ? ) ; et qui n’a pas fait l’expérience de se trouver devant un magnifique paysage, ou une peinture, ou une musique et de se surprendre à chercher à quoi ça le faisait penser de déjà connu, plutôt que d’accueillir ce qui se présentait devant ses yeux ou à ses oreilles, et d’en jouir pleinement ?
Cette hyperactivité du mental a un seul avantage, elle nous protège : en effet en étant dans nos pensées plutôt que d’être présent à ce qu’il y a à vivre à ce moment-là, nous restons ainsi dans le connu, c’est sécurisant…
Mais à quel prix !
En effet que ce soit conscient (dans une réflexion continuelle, style professeur Tournesol), ou plus inconscient (dans le vagabondage cérébral ou la rêverie), cette attitude constamment émissive provoque un dangereux déséquilibre dans notre fonctionnement cérébral, ce qui génère de graves conséquences, par exemple :
– n’étant pas présent aux situations, le doute d’insinue dans notre mental (ai-je bien fermé ma porte ?) ce qui à force entraîne un manque de confiance en notre mémoire, en nous-mêmes, …et dans les autres ! ;
– d’autre part notre vision de la réalité se trouve déformée, puisque nous voyons le monde avec les a priori de notre mental ;
– de plus ça nous ferme sur nous-mêmes, dans la peur et le refus de ce qui est autre, et différent.
– et enfin ça fatigue notre cerveau !
En effet, ce sont les sensations qui sont la nourriture du cerveau, et qui lui permettent de se régénérer.
Le fonctionnement cérébral peut se comparer à la respiration : celle-ci est la résultante de deux fonctions : l’inspiration et l’expiration, également nécessaires l’une à l’autre (par exemple dans l’asthme, l’expiration étant perturbée, l’inspiration ne peut se faire convenablement, d’où la sensation d’étouffement). Au niveau du cerveau, c’est le même processus : lorsque la réceptivité est défaillante, l’émissivité le devient aussi ; on a alors une pensée faussée, qui tourne sur elle-même, qui peut devenir obsessionnelle, ou anarchique, ou dogmatique, etc.
S’il arrive que la réceptivité ne se fasse plus du tout, ou pratiquement plus, alors le déséquilibre devient tel qu’il aboutit à la maladie : dans la dépression par exemple, les pensées ne peuvent plus s’arrêter, elles envahissent le mental, deviennent morbides ; c’est ce que le Dr Vittoz appelait ‘un cerveau incontrôlé’.
Chez un être humain en bonne santé mentale cette régulation est automatique ; il ne se rend pas compte qu’elle se fait. Ou alors dans certaines circonstances particulières : par exemple on a tous fait l’expérience lors d’un travail intellectuel intense, lorsque tout coule et découle dans l’élaboration d’un raisonnement, au moment où on se sent super intelligent, tout à coup en plein milieu de ce travail, on éprouve le besoin de se lever pour aller marcher, ou boire un coup, ou manger quelque chose, etc.
Les neurosciences ont prouvé récemment que si on respecte ce processus naturel d’autorégulation du cerveau (en acceptant de s’arrêter au moment où ça marche le mieux) la mémorisation et l’organisation des pensées s’en trouvent améliorées ensuite.
En fait ça correspond à une demande urgente du cerveau de se reposer, de se mettre en réceptivité (au corps et aux sens) un instant avant de reprendre sa concentration. Or souvent on résiste, on s’accroche, on force tant qu’on peut la fonction émissive de notre cerveau ; et on perd ainsi, petit à petit le réflexe réceptif.
Le Dr Vittoz, un médecin Suisse contemporain de Freud, qui comme lui avait travaillé l’hypnose avec Charcot, a mis au point une méthode de rééducation du fonctionnement cérébral visant à en rééquilibrer les fonctions réceptives et émissives, afin de guérir ce qu’on appelait à l’époque « les psychonévroses ».
Au début du 20ème siècle partaient donc de France « les trains Vittoz » qui emmenaient en Suisse des personnes désireuses de guérir leur maladie, ou plus simplement leur mal de vivre, auprès de ce médecin.
Cette méthode Vittoz consiste dans un premier temps à retrouver la réceptivité : au niveau du corps, et des cinq sens (réapprendre à voir, à entendre, à sentir, goûter, toucher ; sans nommer et sans juger). Il s’agit de retrouver la sensation vraie, celle du tout petit enfant ; celle qui en passant dans la réticulée encéphalique ne fait pas le détour par le système limbique (amygdale et hippocampe), et n’est donc pas entachée de souvenirs ou d’émotions…
La réceptivité c’est aussi faire l’apprentissage des actes conscients, qui sont des actes sentis et non pensés : c’est par exemple fermer sa porte d’entrée en accueillant le contact des clés dans la main, en sentant le mouvement du poignet qui tourne la clé, en entendant leur cliquetis, et le bruit de la serrure qui se ferme ; après cela on est tranquille, on se souviendra qu’on a fermé la porte : si on a un doute on pourra revivre la scène mentalement et en retrouver toutes les sensations.
On ne peut aller plus loin dans l’apprentissage de la thérapie Vittoz qu’après avoir rééduqué notre capacité à la réceptivité ; c’est la condition pour pouvoir ensuite travailler les autres fonctions du cerveau : concentration, déconcentration, volonté etc.
Avec cette méthode on prend donc conscience qu’il n’est pas nécessaire de penser tout le temps. Petit à petit on devient plus présent à ce qui nous entoure ; on se sent plus vivant, et plus juste vis-à-vis de nous-mêmes car on est moins dans la représentation de ce qu’on croit être, ou de ce qu’on pense devoir être.
C’est bien sûr une démarche individuelle, mais qui a une importante résonance sociale.
En effet ce n’est pas un hasard qu’aujourd’hui, parallèlement à la montée de certains dogmatismes, se développe l’intérêt et même l’engouement pour les thérapies corporelles et psychosensorielles, les techniques de relaxation, le Yoga, etc.
Car le dogmatisme est le ‘pur’ produit d’un cerveau déséquilibré ; c’est une idée, un raisonnement qui, poussé trop loin dans sa logique, a perdu son lien à la réalité ; donc sa raison d’être, …et son humanité.
Cela commence dans la tendance actuelle à confondre humanisation et abstraction. L’abstraction devient en effet de plus en plus la norme de l’intelligence, et un critère de réussite : au lycée il faut faire une série scientifique avec un haut niveau mathématique pour entreprendre des études de médecin voire de prof de gym !
C’est pour sélectionner, dit-on et avoir un bon niveau ! Mais le niveau de quoi ? Certainement pas celui de l’épanouissement personnel, de la culture, ou de l’humanisme.
Le professeur Didier Sicard, chef d’un service de médecine interne de l’hôpital Cochin, et président du Comité consultatif d’éthique, plaide dans son dernier ouvrage («l’Alibi éthique ») pour le retour « d’une médecine moins sure d’elle-même, plus inquiète et plus humble ». Voilà ses propos lors d’une interview récente ( Télérama 6/12/2006 ) où il exprimait sa colère face à cette médecine à la pointe de la technique mais délaissant la relation humaine, et où des praticiens refusent actuellement de soigner les plus pauvres : « Depuis une vingtaine d’années, la science médicale a pris le pouvoir et ne voit dans le corps humain qu’une enveloppe nécessaire….La médecine contemporaine raffole des radios, IRM, scanners, échographies, analyses biologiques, tous aussi fascinants les uns que les autres. Elle finit par ne plus appréhender le sujet qu’à travers des chiffres et des images…
Je ne critique pas le progrès médical, mais la place de plus en plus grande qu’il occupe, son emploi totalitaire.
Contrairement à la tendance actuelle, je pense que le premier geste médical doit être l’examen du malade ; pour lui donner toute sa dimension d’être humain. Négliger cet examen, c’est le livrer aux seules machines ; qui donnent l’illusion de la transparence du corps. Cette réalité virtuelle doit être (absolument) confrontée à la réalité humaine. L’expérience, l’œil, la main du médecin demeurent indispensables… ».
Après ces mots on comprend combien il est important que la relation thérapeutique, comme toute vraie relation humaine reste avant tout un corps à corps !
Ce cri d’alarme, poussé par un médecin humaniste, devant le processus actuel de déshumanisation de la médecine pourrait être exprimé dans beaucoup d’autres secteurs de la vie sociale, et même dans nos foyers. Car le progrès scientifique et technique ne garde un sens que si les hommes restent conscients de sa finalité : rendre l’être humain plus heureux, plus libre, et plus digne.[1]
Pour cela ils doivent rester lucides vis-à-vis de l’intellect, en demeurant des êtres de réalité, c’est-à-dire sensibles et sensoriels.
Car si le déséquilibre s’accentue, la vie humaine risque de devenir un fantasme, une virtualité ; la parole, un discours en langue de bois ; et l’affectivité un ovni.
Il s’agit donc de réagir contre ces « micro fascismes » en y opposant des « micro résistances [2]» ; c’est-à-dire des espaces où les idées et la réalité ne sont plus opposées, où l’esprit et la matière trouvent leur complémentarité et leur unité.
Ces lieux de « micro résistances » sont bien sûr nombreux et variés, individuels ou collectifs.
J’ai choisi de parler de ceux que je connaissais particulièrement ; c’est pourquoi j’ai déjà évoqué la méthode Vittoz (et sa rééducation de l’équilibre cérébral) et que je vais maintenant vous entretenir du Hatha-yoga ; que je pratique depuis de nombreuses années.
L’étymologie indique que ‘yoga’ veut dire ‘relier’ ; et ‘ hatha’ est l’association de ‘ha’ : le soleil, et de ‘tha’ : la lune ; donc : relier le soleil et la lune.
Le Yoga vise en effet à la réconciliation des opposés : corps et esprit, masculin et féminin, tonicité et lâcher prise, etc. ; afin de supprimer la souffrance qui aliène l’être humain et rend impossible tout chemin spirituel.
C’est donc l’apaisement du mental, l’abolition des « vrittis » (tourbillons des pensées, en sanskrit), que recherchent les moines indiens depuis des millénaires dans un esprit d’ascèse, de travail corporel intense, et d’étude des textes anciens ; c’est pour eux un chemin de sagesse.
Pour nous occidentaux c’est avant tout une recherche de mieux-être physique et psychique, qui passe par une relation privilégiée avec soi-même : durant une séance de Yoga le pratiquant est entièrement à l’écoute de lui-même ; c’est un renoncement à la projection continuelle vers l’extérieur, vers le ‘faire’, les obligations, la reconnaissance sociale, pour revenir à la sensation vraie de soi, dans la découverte de ce ‘moi’ qui n’est alors pas un ‘ego’ mais ‘une intime perception’.
Rigueur et lâcher –prise sont les fondements du travail en Yoga ; ce qui signifie que dans tout mouvement, toute posture, la rigueur ne prend sens que si on y associe le lâcher prise ; c’est elle qui donne une direction, une structure ; mais c’est le lâcher prise qui permet de la rendre vivante et de la faire évoluer.
L’autre point essentiel du travail en Yoga est l’état de présence : tout se fait en réceptivité au corps et au souffle.
Il s’agit en quelque sorte d’amener l’esprit à la matière.
Car pour la philosophie indienne, l’être humain est celui qui dans l’évolution devient responsable de sa destinée spirituelle, à partir d’un développement de la Conscience.
Ni notre corps (réceptivité),ni notre mental( émissivité) ne peuvent nous donner à eux seuls, de réponse juste ; mais, à partir de la sensation et de la raison réunifiées, c’est l’intelligence du cœur qui peut s’épanouir et nous permettre de parvenir à notre Humanité.
Il m’est bien sûr impossible de tout vous dire sur le Yoga, mais il est important que je vous parle un peu plus du symbolisme :
Le nom sanskrit du mot ‘posture’ est « âsana », dont la racine ‘âs’ signifie ‘être’, dans le sens d’exister : les postures nous permettent donc d’exister, autrement. Et en effet elles portent des noms variés, parfois d’objets (l’arc), d’outils (la charrue), mais le plus souvent ce sont des noms de végétaux (l’arbre, le lotus), ou d’animaux (le poisson, le cobra, la tortue, le cygne)…
Cette approche symbolique des postures est d’une part une manière de revivre les étapes de l’Evolution, et d’autre part c’est une expérience, et même plus qu’une expérience, c’est un jeu ; en sanskrit : ‘lilâ’ qui signifie à la fois le jeu divin (de la création de l’univers), et l’amusement enfantin.
En effet lorsqu’on effectue une posture, par exemple celle de l’arbre ou de la tortue, on fait ‘ comme si’ : on sait bien qu’on ne devient pas vraiment un arbre ou une tortue ; mais c’est une manière, comme le dit Daniel Beresniak (dans son livre Le Cabinet de Réflexion) « d’associer le rêve et la réalité tangible par le moyen symbolique, afin d’étendre le domaine du conscient ».
Vivre corporellement la signification symbolique des postures est en quelque sorte une synthèse entre le mythe et le rite initiatique, entre l’imaginaire créateur et le vécu de dépassement.
La posture devient alors le moyen de passage d’un état d’existence à un autre, dans le sens d’une transformation intérieure, d’un perfectionnement.
Le Yoga est ainsi un chemin d’évolution, vers l’Unité intérieure.
Il veut permettre à l’être humain de retrouver la juste place du corps, du cœur, et de l’esprit ; et ainsi éviter l’aliénation et la dangerosité d’un mental trop prédominant.
Il y a quelques décennies certains prédisaient avec Malraux : « le 21ème siècle sera spirituel, ou ne sera pas… » ; D’autres aimaient dire, ou chanter, les mots d’Aragon : « la femme est l’avenir de l’homme… » . Cela exprimait déjà une conscience du problème évoqué aujourd’hui ; mais ces aspirations ne pouvaient bien sûr pas prévoir l’évolution actuelle, qui atteint et la spiritualité, et les femmes.
Mais il s’agit avant tout de rester optimistes, et de croire en la potentialité de l’être humain à réagir contre tout ce qui va à l’encontre de sa réalisation.
Parmi les « micro résistances », je vous ai parlé de ce que je connaissais bien, du Vittoz et du Yoga comme outils permettant de rectifier le déséquilibre (par le développement de la capacité réceptive du cerveau); mais bien sûr c’est à chacun de trouver ce qui lui convient plus particulièrement.
Car l’important est de cultiver notre ouverture (sensorielle, sensible et intellectuelle) ; et notamment en s’intéressant au domaine des arts, soit par l’épanouissement de notre propre fibre créatrice, soit en développant notre réceptivité aux différentes formes d’œuvres artistiques (plastiques, musicales, littéraires, cinématographiques, etc.) ; c’est en effet par là, que nous pouvons également résister à l’emprise des dogmatismes de la pensée.
Toni Morrison, écrivain noire américaine (prix Nobel de littérature en 1993) a par exemple toujours affirmé que les écrivains sont les historiens les plus fiables (The black book, 1974). Voilà ce qu’elle disait récemment dans une interview (Télérama 25 oct 2006) à propos de son roman « L’œil le plus bleu » :
« il y a des choses que la science historique oublie et sur lesquelles on n’écrira jamais, des gens dont on ne dira jamais l’histoire personnelle. Ainsi cette petite fille noire, à laquelle il n’est rien arrivé de notable, si ce n’est d’avoir été purement et simplement détruite par le racisme. Mais qui s’intéresse à cette enfant ? Et même si la majorité des gens peuvent penser sincèrement que le racisme, la pauvreté sont des réalités épouvantables, ils ne peuvent savoir ce que c’est de vivre ces réalités, de les ressentir dans sa chair et son âme. C’est là que l’artiste a un rôle à jouer. Cette enfant qui n’intéresse personne, je veux que le lecteur la connaisse intimement, quelles que soient les barrières qui existent entre elle et lui, quelles que soient les différences. Les barrières, il faut qu’elles deviennent poreuses et finissent par tomber. L’Histoire en tant que science, transmet des informations, c’est infiniment utile bien sûr, mais les artistes font autre chose tout aussi indispensable. »
Pour Toni Morrison la véritable compréhension n’est donc pas uniquement intellectuelle….Peut-on l’appeler Amour ? Voilà sa réponse : « L’amour est devenu aujourd’hui un cliché romantique, mais ce n’est pas cet amour là qui m’occupe. En revanche me passionne ce sentiment qui consiste à se soucier de l’autre, d’un étranger auquel rien ne vous lie si ce n’est qu’il est un être humain lui aussi, le fait de ressentir sa souffrance et de la refuser… ».
Comme disait le philosophe Gilles Deleuze (‘L’antioedipe, capitalisme et schizophrénie’): « la littérature et les arts ne servent à rien, mais sans eux le monde serait mille fois pire ».
C’est donc, aussi, notre imaginaire et notre créativité qui peuvent permettre à l’humanité, aujourd’hui, de ne pas sombrer dans une irréalité faite de chiffres, d’abstractions dogmatiques, et de virtualité.
D’autant plus que l’art est aussi une voie de communication entre les peuples, et, comme le dit Orhan Pamuk (prix Nobel de littérature 2006), «une façon de sortir d’un monde et de trouver une consolation par l’intermédiaire de la différence, de l’étrangeté, et des créations géniales de l’autre » (journal Le Monde du 15/12/2006).
En conclusion j’ai envie d’insister sur la responsabilité de chacun d’entre nous à maintenir son propre équilibre intérieur, qui est déjà en lui-même un lieu de « micro résistance », face aux « micro fascismes » de ce 21ème siècle.
Cet équilibre n’est bien sûr pas un état définitif ; il est toujours en devenir, et à réajuster au fur et à mesure de l’évolution personnelle et des évènements de la vie.
Il est lié à une lucidité vis-à-vis de notre mental, sachant que « lorsque toutes nos belles idées ne peuvent se traduire par une éthique vivante, c’est sans doute qu’elles ne sont alors produites par notre cerveau que pour gonfler notre vanité ou rassurer un ego fatigué » (Arouna Lipschitz : Initiation d’une femme moderne).
Il s’agit avant tout d’essayer d’être, le plus souvent possible, ‘entièrement’ présents au monde qui nous entoure (c’est-à-dire avec notre corps et nos sens, notre intelligence et notre sensibilité) ; et dans une véritable écoute de l’autre : avec une ouverture du cœur comme on dit en Yoga, qui n’est autre que l’état d’amour dont parle Toni Morrison, et que le Dr Sicard évoque lorsqu’il parle de redonner au patient toute sa dimension d’Être Humain.
Nous qui sommes ici, en Maçonnerie, lieu historique de micro résistance, et de fraternité, avons la chance de pouvoir nous entraider à poursuivre cette démarche de lucidité, de discernement, et de libération pour notre propre perfectionnement et pour celui de l’humanité.